
Avant-goût je nai encore jamais vu un film qui me plaise plus que les critiques dithyrambiques faites en amont sur lui. Le chef duvre dAlain Corneau, passant ici le cap du cinéaste. Et un Alain Corneau qui le rend bien à Patrick Dewaere, dont il avoue quil ne voyait personne dautre pour un tel rôle. Il ny a quà voir le genre de rôle et vous comprendrez non seulement quAlain Corneau a raison, aussi que Patrick Dewaere était non seulement un acteur dexception, mais un très grand comédien (nuance). Ces deux hommes, inspirés de luvre maîtresse dun maître du serial, Jim Thompson (roman Des cliques et cloaques), permettent de hisser Série Noire au rang dun des ultimes films les plus noirs, si ce nest le plus noir du monde, toutes époques confondues. Car cest beaucoup plus psychique quun serial US, cest beaucoup plus humain quun serial irlandais, et cest un renouement avec le cycle Jean-Pierre Melville, si ce nen est pas même un dépassement du maître
Bravo à Alain Corneau qui confirme son talent montré dans Police Python 357, et bravo à Patrick Dewaere !
Pitch Frank Poupart fait de la vente en porte-à-porte dans la morne banlieue parisienne. Son patron étant très prêt de ses sous, il en arrive parfois à arnaquer par ci par là
jusquà ses propres clients. Vendant des savons et des brosses à dent à domicile, méprisant sa femme faute daccepter de se mépriser soi-même, voilà quil découvre la jeune Mona, 17 ans, alors quil venait démarcher sa tante. Mona lui saute dessus, nue, après linvitation faite par sa tante de la rejoindre dans sa chambre. Subjugué par sa beauté, il glissera vers la part dombre de son être
alors quil ne croit agir quen son strict cheminement personnel.
Avis on est dentrée subjugué devant la sagesse dacting de Patrick Dewaere, âgé de seulement de 30 ans. Son jeu de regard et son ton de parole font quil croit ce quil dit, et quil vit ce quil fait. Avec un scénario qui lui en fera voir des vertes et des pas mûres, Patrick Dewaere décuple encore sa présence à lécran, bouffant littéralement la pellicule dAlain Corneau. Nayant pas vu tous les films de Dewaere, je ne sais si cela est impartial dentendre Marie Trintignant dire que « Patrick réglait chaque scène en deux prises maximum », ou dentendre Alain Corneau avouer que « quand Patrick est mort, je savais quil y a bien des films quon ne pourrait plus jamais faire ». Sous-entendu que le cinéma avait perdu gros dans le suicide de cet acteur qui vivait ses rôles comme sujet, passant le cap de lobjectivité de ressembler au rôle vers la subjectivité dêtre le comédien sujet de son rôle.
Adaptation du romancier le plus noir de lhistoire
Série Noire se base sur le roman Des cliques et des cloaques, de Jim Thompson, qui nest autre que le romancier le plus noir que la terre nait jamais porté. Ce romancier a toujours cherché dans les bas-fonds de sa propre conscience les failles de lexistence, en les montant en un rouleau compresseur écrasant lhumain sous le poids de la fatalité. Ses héros étaient un peu des gens ordinaires, qui sombraient dans le malaise mental à mesure que le destin auquel il croyait leur glissait entre les doigts. Un monde sans autres coupables que soi-même, ses failles et ses faiblesses. Cest alors que doit entrer en action un certain Patrick Dewaere, alias Frank Poupart, miséreux vendeur en porte-à-porte. Son incapacité à aimer sa femme (Myriam Boyer) le fera se tourner vers une jeune femme (Marie Trintignant) tenue en laisse par sa tante. Son ras-le-bol dun boulot exténuant et répétitif le fera se couper de son patron (Bernard Blier). Son avarice le fera préférer larnaque facile au cantonnement à un salaire de commissions. Alain Corneau décide alors de sortir les veines les plus noires du roman de Jim Thompson, pour mieux donner un point dancrage au spectateur. Point dancrage : Patrick Dewaere, humain parmi les humains, de par ses faiblesses, ses failles. Les veines les plus noires : on peuple autour de lui tout un cortège de personnages sombres. Avant quil commette ses maladresses dhomme méprisé (son couple), avare (amour de largent facile) et blasé (son jen foutisme au boulot), on voit sous la caméra dAlain Corneau tout un tas de personnages sombres surgir lentement. Son patron veut des rentrées dargent et se soucie très, très peu de son personnel. Sa femme le quitte sans avertissement. Et la jeune femme vers laquelle il se tourne ne parle jamais. Il na plus rien pour se remettre dans le droit chemin. Dautant que cette jeune femme, par sa beauté maladive, lui fera commettre limpensable.
Jim Thompson trouvant là sans doute le premier et unique acteur capable de jouer lun de ses héros si complexes et torturés
Lenchaînement du sombre, ton sur ton, finira par décolorer son âme, et le prendra en étau puis aux tripes. Patrick Dewaere prend alors la pleine mesure de son interprétation de départ, en appuyant davantage les traits quand il le faut. Un acting total, éblouissant de réalité. Sous des traits de jeune homme inoffensif, cest le mal quil sème indirectement envers lui. Jim Thompson trouvant là sans doute le premier et unique acteur capable de jouer lun de ses héros si complexes et torturés. Héros des temps modernes, pris entre largent, le désamour et la lassitude existentielle, que Patrick Dewaere vient appuyer de tout son être. Le regard humain, les pétages de plomb presque improvisés, une scène de pseudo-suicide non prévue au scénario (lorsque dans son bain il fait ce que Corneau navait pas prévu : se mettre sous leau pour y rester presque une minute), lorsquil se tape trois fois la tête violemment contre le capot de sa voiture en un plan non coupé (alors que Corneau lavait invité à mettre son bras sur son front à chaque fois au dernier moment et quon ne verrait rien puisquil couperait au montage et re-balançerait sur un autre plan). Des actes de violence que naurait jamais pu faire un simple acteur naturellement nerveux, bagarreur ou autre. Oh non, cette violence physique infligée à lui-même devenait un vibrant témoignage de déchirure sous les traits de Patrick Dewaere. Chose que peu dacteurs auraient réussi dune part, et quencore moins dacteurs seraient arrivés à ce point à défier son metteur en scène. Alors sil savère quAlain Corneau a livré là sa meilleure mise en scène, il a aussi sans doute concouru à donner à Patrick Dewaere son plus grand rôle. Et quand on voit Corneau oser filmer un Dewaere jouant avec sincérité le menteur, scrutant jusque dans son mouvement de regard, son mouvement de cils, on se dit que Série Noire reste la plus belle rencontre du cinéma hexagonal. Une sorte dalchimie qui sest vue dès le tournage, sans attendre le montage et qui prit racine dès la présentation du script à Dewaere. « Il devait être 8 heures du mat quand Patrick a eu le scénar la première fois sous les yeux
et le jour même, quelque chose comme 2 heures du mat, Patrick me rappelle, sexcuse de mappeler si tard, il accepte le rôle. Jétais aux anges. Je ne voyais personne dautre que lui. Sans lui le film était mort », précise Alain Corneau.

« Absolument pas, je vais apprendre le texte à la lettre, et cest là que tu verras un soupçon dimprovisation », Dewaere à Corneau
Avec un Dewaere refusant à Corneau cette idée dimproviser. « Absolument pas, je vais apprendre le texte à la lettre, et cest là que tu verras un soupçon dimprovisation », lui avait clairement prévenu Dewaere. Alors Corneau, un brin surpris, prit ses précautions. Sil fallait laisser improviser Dewaere sur un texte totalement maîtrisé, mieux valait lui laisser une liberté de mouvement. Corneau sort lartillerie lourde, il place sur chaque scène deux caméras dissimulées pour quelles ne croisent pas leur propre angle, essayant ainsi de suivre presque à la trace le moindre mouvement imprévu de Dewaere. Orson Welles lavait bien fait, pourquoi pas lui ? Dewaere se met alors à occuper tout lespace, en parfait boulimique de son personnage, combinant la démarche obsessionnelle à un résidu dhumanité. Lobsession de lacteur transcendant lobsession du personnage. Lhumanité de lacteur débordant bien au-delà des détresses du personnage. Patrick Dewaere crève alors lécran à plusieurs reprises. Devant ces facéties dacting, Corneau se met à cravater des microphones sur chacun des personnages. Dewaere sen va rassurer la petite Marie Trintignant avant certaines prises, rassurant ses 16 printemps en lui donnant des astuces pour coller au mieux à son propre rôle de fataliste paranoïde. « Patrick tournait tout en seulement deux prises. Heureusement pour moi car sil pouvait redonner autant de jus à la 3ème voire 4ème prise, moi javais limpression davoir tout donné dans les deux premières », commente Marie Trintignant. « Certes un peu nerveux, ce quon ne serait à moins avant le tournage dune scène, Patrick était doux et comédien aussi en dehors des scènes », explique Alain Corneau. Bien au-delà, cétait un corps juvénile cachant une bête de scène. En hyperactif, Patrick Dewaere semblait donner tout de lui au spectateur, à chaque plan, à chaque scène. Mais en réalité il nen était rien. « Il ne semblait jamais forcer » commente Marie Trintignant.
Myriam Boyer et Dewaere
« Quand jai appris son suicide, jai su tout de suite quil y a bien de mes projets qui ne pourraient plus se réaliser »
« Quand jai appris son suicide, jai su tout de suite quil y a bien de mes projets qui ne pourraient plus se réaliser », admet Alain Corneau. Nempêche quAlain Corneau et Patrick Dewaere ont passé sur ce projet le cap du chef duvre du film noir, parce que ce héros meurtri était un humain auquel sidentifier non sans mal, touchant le spectateur en son âme et conscience. Un film prenant, avec une bande-son interne (radio ou chantonnements de Dewaere) conférant une grande authenticité, un voyage dans les bas-fonds dune conscience humaine que Patrick Dewaere partage avec le spectateur à chaque instant. Sauf le respect que lon doit à Alain Corneau, artisan du très bon Police Python 357 ; Jean-Pierre Melville, Jacques Deray, Alfred Hitchcock ou les pseudo renommés frères Coen nont jamais eu sous la main pareil matériau humain que ce Patrick Dewaere (on parle ici de films noirs). Série Noire est le film le plus noir que jai jamais vu, et en même temps le plus humain. On regrettera que lhypersensibilité de Dewaere, ait à la fois provoqué sa reconnaissance et sa mort précoce. Un comédien mourait parmi des acteurs
Appendice : Patrick Dewaere a été entouré dacteurs dans la même veine, c'est-à-dire capables dêtre parlant sans prononcer un seul mot. Bernard Blier est à saluer dans son rôle dentrepreneur véreux et corrosif au possible, quil magnifie avec sa bonhommie légendaire et son flegme énigmatique. Marie Trintignant est sublime rien quà la regarder scruter Dewaere, dans un rôle de jeune femme meurtrie, désabusée et prostituée par sa tante. Un regard exceptionnel, qui a su combler ses lacunes pour ce rôle : mutisme et inhibition adolescente, impression dêtre dépassée par le talent de Dewaere. Dewaere la rassurait avant certaines prises difficiles, parce quil sentait justement que ce serait coton pour elle. Elle a beaucoup apprécié ce réconfort, alors quelle nen était quà son premier grand rôle, ayant à peine 16 ans. Quant à George Perec, co-scénariste avec Alain Corneau, cest un peu lécrivain talentueux qui mit des mots subtils sur des maux, via une construction des dialogues alliant lyrisme poétique et froide réalité.
Jeu dacteurs
Patrick Dewaere :):):):) (:))
Bernard Blier :):):):(
Marie Trintignant :):):(:(
Myriam Boyer :):):(:(