Quelle ambition chez
Amenabar ! Agora reste le premier péplum qui ait réussi à réunir
dans l'impartialité, des points de vue religieux, politiques et
intellectuels, qui plus est rigoureusement bien personnifiés et
interprétés. A Alexandrie à la fin du IVe siècle en effet,
territoire vacillant de la Rome impériale, trois personnes publiques
sont placées sur un échiquier sur lequel ne resteront debout ou
bien deux d'entre elles, le levier du pouvoir Hypathie (philosophe,
astronome, mathématicienne) et le préfet d'Egypte Oreste, ou bien
un seul : le patriarche d'Alexandrie Cyrille. Agora commence
cependant dans le cliché, concernant les premiers chrétiens, pour
rattraper le tir dans une puissance du discours très maîtrisée.
Pitch
Vers 390 apr. J-C., à
Alexandrie, une Cité romaine d'Égypte qui draine grands penseurs et
étudiants autour de la Grande Bibliothèque dirigée par la fille
de Théon, Hypathie (jouée par Rachel Weisz), philosophe très
renommée, mais aussi le premier port méditerranéen exportateur de
blés vers Rome et l'Italie, la colère de la majorité monte. Cette
majorité est pauvre et a un leader : un certain Cyrille (joué par
Sammy Samir), neveu du patriarche d'Alexandrie, Théophile. Cette
foule prend la Grande Bibliothèque. Nommé Préfet d'Égypte par
l'Empereur, Oreste (joué par Oscar Isaac), ancien étudiant
d'Hypathie, voit Cyrille monter en puissance, ce dernier devient
évêque d'Alexandrie en 412. Son baptême chrétien ne satisfait pas
Cyrille, et les milliers de chrétiens qu'il représente ; pour
prouver sa Foi en Dieu et la légitimité de son gouvernement, Oreste
va devoir rompre tout lien avec les élites païennes d'Alexandrie,
notamment la première d'entre elles : Hypathie, suspectée de
sorcellerie et de pouvoir occulte au sein de l'Assemblée citoyenne
d'Alexandrie. Tandis qu'Hypathie parvient à des certitudes sur la
forme elliptique de la rotation de la Terre autour du Soleil, comme
seule explication que la Terre reste ronde malgré les nuits et les
jours, Oreste lui demande de renier sa mystique pour embrasser la Foi
chrétienne. Elle refuse.
La rébellion du tout
Alexandrie contre les élites et le symbole de leur oppression, la
Grande Bibliothèque, n'a pas échappé au poncif. Il s'agit d'un
mouvement chrétien, d'accord, mais leur comportement participe à
l'écran, aux écrits des païens qui décrivirent les tous premiers
chrétiens : en un terme comme « contagion » notamment.
Oui, à l'écran, les défenseurs de la bibliothèque ne font pas le
poids. Armés de fourches, de bâtons, vêtus d'étoffes usées
étrangement toutes obscures (noires), et assemblés selon environ
1000 figurants, les insurgés chrétiens paraissent furieux, passé
le quart d'heure de film, fous mêmes. Un prélude à beaucoup mieux.
Le schéma d'affaiblissement des élites puis du politique, est
respecté.
C'est étrangement dans
la fin d'une lutte armée, si chère jusque-là à tous péplums, que
celui-ci tire toute sa réussite. Péplum philosophique ? C'est trop
vite dit. Un péplum discursif. Oui ! Qui ménage ses trois parties.
Sur fonds religieux, quoi de mieux qu'un péplum discursif. Cela ne
se fait pas sans violences, affichées à l'écran telles des montées
organiques au sein d'un orchestre harmonique, c'est-à-dire toujours
amenées, et ayant un sens. La ferveur religieuse devient le
baromètre de la politique.
Pendant que les élites intellectuelles
incarnées par la plus brillante d'entre elles tentent une course
contre la montre, à l'écart de cette turpitude qu'elle considère
comme superstitieuse ; le Préfet d'Égypte sent son tour arriver,
doucement mais sûrement. Fruit d'une ancienne tradition qui
jusque-là s'était élevée au-dessus de toute « superstition »,
depuis l'Athènes de Platon jusqu'à Alexandrie, patrie des meilleurs
papyrii (papyrus au pluriel) et des plus grandes connaissances sur le
monde, la philosophie grecque associe les mathématiques et
l'astronomie chez les seule personne d'Hypathie. Sa philosophie du
« Un » couronnant le cheminement de l'Âme, puis de
l'Intellectuel vers un dieu, obtient une vive écoute chez la
majorité des élites alexandrines : comme son étudiant Oreste, qui
deviendra Préfet, comme son étudiant Synésios de Cyrène, qui
deviendra évêque de Ptolémaïs, et représenté dans le film comme
un évêque confronté à cette ferveur religieuse qui le divise
entre son lien de disciple envers Hypathie, et son devoir d'encadrer
le chemin que pourrait prendre le christianisme en Égypte.
Agora, à traduire par
« place publique » au sens large, ou « centre »
de la citoyenneté en terme plus historien, n'oublie pas la troisième
partie : la préfecture d'Égypte, remise à Oreste par l'Empereur
romain. Une partie qui, après les élites intellectuelles, subira à
son tour la montée du christianisme et de l'évêque Cyrille.
Oreste, a choisi d'embrasser la carrière politique. La popularité
du patriarche Cyrille a quelque chose d'une concurrence déloyale.
Embrasser la Foi chrétienne du bout des lèvres aurait suffi, si
toutefois Oreste ne se voyait pas lui aussi rattrapé par cette force
à l'élan généreux, communicatif et en même temps foudroyante.
Comme les élites la subirent les premières, le politique subit
cette vague submergeant tout l'ancien monde païen, tel qu'il était
construit et agencé.
L'Empereur Théodose fait plus qu'accompagner,
depuis l'Italie (notamment Milan), le développement des communautés
chrétiennes, fortes, nombreuses et allant croissantes. Il accepte le
christianisme pour lui. Et puisqu'il l'accepte, alors au plan local,
comme à Alexandrie, un Préfet, représentant de l'Empereur, se doit
de l'accepter pour lui-même.
Considéré par les
chrétiens d'Alexandrie comme l'intermède unique entre eux et Dieu,
le patriarche Cyrille a donc quelque chose d'un ennemi dont il se
faut faire un ami. Ou bien disparaître. A vous de découvrir la
dernière heure et demi d'Agora, réussie, et d'ici-là, pour finir
mes explications sur le film, je dirais qu'Alejandro Amenabar et
Mateo Gil ont réalisé un travail colossal au scénario, pour son
respect des forces en présence. Et qu'Amenabar réalise avec Agora
un péplum qui respecte son sujet pourtant complexe.
Les vérités historiques
sur la fin du IVe siècle à Alexandrie :
La communauté chrétienne
d'Alexandrie fut un cataclysme par rapport à ce qu'il se passait
dans d'autres Cités de l'empire romain à l'époque. Elle avait
notamment le poids du nombre et une assise terrible car elle
bénéficiait de la direction donnée par deux patriarches
successifs, charismatiques et tous deux positionnés sur la même
ligne : défendre le dogme de Nicée -le premier dogme pour l'Eglise, et sujet à tous
les moyens pour l'appliquer fermement-.
Cyrille sera reconnu comme
saint par les orthodoxes et les catholiques, il aura imprimé
une certaine intransigeance, qui fera lapider la philosophe Hypathie en 415, excommunier l'arien Nestorius et bien avant
cela chasser si ce n'est anéantir sur place les Juifs d'Alexandrie. Il
succédait en tout cas à Théophile, son oncle, ardent défenseur de
la Trinité et du dogme de Nicée, qui était pour sa part allé jusqu'à l'opposition
frontale avec Jean Chrysostome, alors en position de force sur tous
les diocèses d'Asie mineure. Ce dernier sera excommunié puis exilé,
malade il décédera. Surtout, Théophile appliqua un édit retentissant.
Alexandrie était la
pièce maîtresse de l'édit de Thessalonique (380 apr. J-C.) décrété
par Théodose Ier, Empereur d'Occident, et Gratien, Empereur d'Orient
: l'évêque Théophile était chargé de l'appliquer depuis
Alexandrie pour tout le diocèse d'Orient. L'édit interdisait aux
païens l'accès aux temples, l'exercice du culte païen. Les temples
étaient détruits ou transformés en églises, avant que les païens
et leurs uvres ne deviennent la proie à une traque, une
extermination. Le point culminant de cette violence ? 415, le lynchage d'Hypathie, qui
jouissait d'une autorité morale considérable dans la cité
d'Alexandrie : elle était le levier du pouvoir, en formant les
futures élites politiques et religieuses d'Égypte et pas seulement.
Alejandro Amenabar a d'ailleurs retenu la version des faits écrite
en 440 par Socrate le Scolastique, ce qui achève de faire d'Agora un
film intellectuel plutôt que politique ou religieux. Voici un
extrait :
« Contre elle
alors sarma la jalousie ; comme en effet elle commençait à
rencontrer assez souvent Oreste, cela déclencha contre elle une
calomnie chez le peuple des chrétiens, selon laquelle elle était
bien celle qui empêchait des relations amicales entre Oreste et
lévêque (Cyrille). [
] Un complot contre elle : Hypathie est
traînée à léglise et layant dépouillée de son vêtement,
ils la frappèrent à coups de tessons ; [...] Ce qui ne fut pas
sans porter atteinte à limage de Cyrille et de lÉglise
dAlexandrie ; car cétait tout à fait gênant, de la part
de ceux qui se réclamaient du Christ que des meurtres, des bagarres
et autres actes semblables soient cautionnés par le patriarche... »